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Pourquoi le féodalisme est-il l’archétype du système politique de fantasy ?

Site troglodyte d'Uçhisar en Turquie

Dans cet article, je vais vous présenter ce que les découvertes récentes en archéologie et en anthropologie, mais aussi en philosophie politique, nous disent des sociétés anciennes, et pour quelles raisons un système politique parfaitement anecdotique à l’échelle de la vie d’homo sapiens sur la planète s’est imposé dans l’imaginaire comme la référence hégémonique. Les références sont données en fin d’article, pour ne pas alourdir celui-ci.

Les élites blanches produisent des savoirs légitimant les élites blanches

Pour commencer, nous allons devoir prendre un peu de recul sur ces disciplines scientifiques et en décrire les conditions de production, parce que c’est le nœud du problème. Si vous êtes curieux.se, cela s’appelle de l’historiographie – histoire de l’Histoire – de l’épistémologie – philosophie des sciences – et de la sociologie des sciences.

case 1 : Bart Simpson observant depuis sa fenêtre la rue avec un télescope et le texte "Les scientifiques cherchant à expliquer pourquoi leur civilisation est si supérieure aux autres"case 2: le même Bart Simpson se mimant la démarche d'un aveugle avec une canne et lunette noire et le texte "les scientifiques mobilisant les outils conceptuels qu'ils ont eux-même conçus afin d'examiner leurs propres biais"

L’archéologie et l’anthropologie sont deux sciences nées avec le colonialisme européen à partir du 18e siècle. Elles avaient pour ambition de comprendre le passé à l’aune des traces du présent, qu’il s’agisse d’exhumer des ruines ou d’étudier des sociétés autres et de procéder par comparaison et analogie. Et bien entendu, en arrière-plan, l’affaire consistait surtout à en tirer la bonne conclusion : nous faisons bien de dominer les racisé.e.s, les pauvres, les femmes. L’argument théologique (« c’est la volonté divine ») avait été usé jusqu’à la corde pendant les génocides colonialistes en Amérique, en Afrique, en Asie du sud-est et en Océanie et il était temps de lui trouver son remplaçant : la science. Il fallait continuer de justifier les dominations perpétrées par les empires coloniaux. Ce n’est pas un hasard si le communisme s’est assez tôt emparé de la question coloniale, non sans difficultés et contradictions d’ailleurs.

Quel était le cadre de pensée dominant ? À la fin du 17e siècle, il existait deux idées non théologiques cherchant à expliquer l’ordre du monde : celui de Hobbes (l’humain est mauvais par nature, l’intérêt général est la somme des intérêts particuliers – je résume au tractopelle), et celui de Rousseau (l’humain est bon et devient corrompu au contact de la société, et notamment au travers de l’usage du concept de propriété privée – c’est plus ou moins la thèse du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, là aussi honteusement résumé car c’est pas vraiment le sujet).

Les bourgeois et les aristocrates se chamaillent pour savoir qui a raison entre ces deux visions (la première étant un terreau à libéralisme, la seconde justifiant l’immobilisme des privilèges). Dans une perspective matérialiste, elles disent à peu près la même chose : les humains sont incapables de s’auto-gouverner, il leur faut une élite qui les fait filer droit et organise la société. Curieux hasard sans doute que les deux classes sociales organisant la domination de l’ensemble du monde connu se retrouvent sur ces fondamentaux qui légitiment leur emprise et les privilèges qui en découlent. La guerre entre libéraux et conservateurs, dont les révolutions française et nord-américaine ont été des épisodes particulièrement marquants, visaient essentiellement à offrir aux libéraux une part du gâteau. Les libéraux, quelques générations plus tard, deviennent férocement conservateurs – maintenant qu’ils ont obtenu ce qu’ils veulent – et surtout font blocs avec leurs adversaires lorsque la canaille prend un peu trop au sérieux les discours sur la liberté. On parle de la liberté d’opprimer et d’accumuler, pas du droit à vivre dignement (qu’on aurait pu nommer « liberté de ne pas être opprimé »).

une image symétrique symbolisant deux royaumes séparés par un fleuve.
Du côté gauche, on aperçoit du haut en bas de la colline: une tour, un édifice religieux, une habitation et sur le fleuve un bateau. Ces éléments sont identifiés comme "notre glorieux leader", "notre belle religion", "notre noble populace" et "nos héroïques aventuriers".Côté droit, le royaume est identique mais les légendes du texte indiquent: "leur despote dépravé", "leur superstition primitive", "leur horde de sauvages", "leurs envahisseurs brutaux"

En dépit des preuves ethnographiques et archéologiques qui s’accumulent (et dont je parlerais en détail plus loin), rien dans les conclusions de cette classe sociale de scientifiques (tous blancs, chrétiens, hommes) ne dévie de cette conclusion écrite à l’avance. Et lorsque Charles Darwin publie au milieu du 19e siècle L’origine des espèces (dans lequel il postule que les caractéristiques du vivant – physionomie, comportement… –  sont essentiellement liées à des avantages évolutifs), très vite les plus acrobates de ces autorités postulent une extension de la « théorie de l’évolution » aux sociétés humaines : le darwinisme social, que Darwin critiqua en vain.

Vous le voyez venir : c’est ainsi que l’on justifie, rassuré (merci la caution scientifique biologique), l’impérialisme européen : nous (les blancs) sommes le pinacle de l’évolution civilisationnelle, et nous ne pillons pas, non non non : nous aidons les autres peuples humains à s’élever vers notre achèvement civilisationnel, ils nous en remercieront. Et si l’on n’y parvient pas, on pourra en tirer des conclusions racialistes sur l’incapacité de certaines populations à accéder au stade ultime de l’évolution civilisationnel. La phrénologie, puis la psychométrie, sont là aussi venues apporter des cautions « scientifiques » à ces conclusions nécessaires.

Sur cette base intellectuellement douteuse et en l’absence de la moindre preuve empirique, l’on va se mettre à classer les organisations humaines selon leur « degré d’évolution », selon un axe qui va de l’état de nature originel fantasmé à nous, les blancs civilisés. Pour des raisons un peu longues à détailler, la propriété privée va servir d’argument central pour expliquer ces évolutions. D’abord les chasseurs-cueilleurs nomades (tantôt vivant sous la menace permanente de la famine, tantôt vivant dans l’abondance, selon que l’on se réfère plutôt à Hobbes ou bien à Rousseau), puis les villages qui se sédentarisent en découvrant l’agriculture, se « complexifient » (manière de dire que les sociétés précédentes ne valent pas la peine qu’on s’intéressent à leurs fonctionnements sociaux), grandissent, deviennent des villes, se militarisent (et donc voient l’émergence d’une caste de guerriers), conquièrent ou se font conquérir par leurs voisins, puis naissance des états, et voila l’histoire de l’humanité, simple et efficace.

Portrait de Rebecka Rolfe, mieux connue sous le nom de Pocahontas, après son enlèvement, ses viols multiples puis son mariage forcé à un colon anglais. Elle a « évolué » avec succès selon les normes morales et esthétiques de l’époque.

Les chefs apparaissent quelque part entre la seconde et la troisième étape, parce que comment des sociétés « complexes » pourraient s’organiser sans chef, questionnent les chercheurs qui n’ont jamais envisagé ni connu autre chose que la hiérarchie comme modèle d’organisation et ne seraient même pas capables de reconnaître une société égalitaire sous leur nez ? En réalité même cette question est hors de leur univers mental : chaque découverte archéologique est l’occasion, non pas de vérifier ou confirmer, même à l’emporte-pièce, la présence de chefs (des hommes, nécessairement), mais de voir des chefs partout, de manière évidente. Ou bien d’expliquer les raisons non pas de l’absence de chefs mais de l’absence de traces archéologiques de chefs.

Vous avez l’impression d’entendre un enfant vous expliquer Age of Empires ou Civilization (des jeux vidéo dans lesquels on incarne un chef, au sens le plus absolu du terme) ? C’est normal, c’est aussi simpliste et mécaniste. Je pourrais lister sur des pages les quantités de contre-exemples qui invalident totalement cette thèse fantaisiste qui s’est imposée sans la moindre preuve et avec des raisonnements aussi bancales que vieux (et donc difficiles à remettre en question quand il sont contemporains de la naissance des sciences auxquelles ils sont appairés), et qui justifient toujours les colonialismes d’aujourd’hui (si vous avez prêté l’oreille aux arguments justifiant la répression des Kanaks, par exemple). Mais ce n’est pas le propos.

Arbre technologique dans Age of Empires II

Disons-le d’une manière univoque : il n’y a pas d’évolution inéluctable des sociétés humaines vers un aboutissement qui serait, par un heureux et double hasard, la société la plus oppressive et meurtrière que l’humanité ait connue, et en même temps celle qui produirait l’argument justifiant cette oppression et cette violence. Si l’on veut comprendre pourquoi cette société a imposé son modèle sur toute la planète, la prédation méthodiquement organisée est un argument beaucoup plus sensé (mais ce n’est pas le sujet : en revanche le matérialisme historique propose un cadre d’analyse extrêmement robuste pour décrire cette question, qui vaut autant pour le colonialisme que pour le sexisme et le classisme).

Les sociétés humaines évoluent, certes, mais dans différentes directions, reviennent sur un modèle précédent, changent de direction, influencent leurs voisins, vivent des crises. La prévalence des états aujourd’hui ne prouve pas l’inéluctabilité d’une « marche en avant », et dit plutôt tout de la prédation d’un modèle politique sur les autres. Nous pourrions, avec beaucoup de mauvaise foi, étendre la définition d’évolution à la capacité à soumettre ou résister à ses voisins : c’est peu ou prou ce qu’on fait les nazis des thèses darwiniennes, pour justifier une violence parfaitement assumée.

Voilà pour l’argument évolutionniste.

Question suivante : si le féodalisme n’a été qu’un phénomène rare à l’échelle de notre espèce, qu’est-ce qui explique son omniprésence dans les œuvres de fiction ?

Le féodalisme est sans intérêt anthropologique

Vous aurez noté que la question était particulièrement chargée : je vous demanderai de me faire confiance sur cette affirmation (et surtout aux repères bibliographiques fournis en fin d’article).

Conservateurs médiévaux
le dessin de trois paysans en train de bêcher un champ, leurs visages tournés vers le sol
Avec dans des bulles de BD:
"les seigneurs ont travaillé dur pour en arriver là où ils sont"
"Ils ne devraient pas payer de taxes pour le roi"
"s'ils avaient plus d'argent, on en aurait plus aussi. C'est du bon sens"

Le féodalisme a marqué le moyen-âge européen : l’histoire de toute l’Europe centrale et occidentale médiévale est celle de chefferies avalant leurs voisins et prenant de l’ampleur, tant en zone d’influence qu’en capacité militaire. C’est un premier argument expliquant sa prévalence : il correspond à ce que l’on sait de notre histoire médiévale. Ou plutôt à ce que les dirigeants politiques de cette époque ont laissé en héritage.

Il est en effet aisé d’imaginer que la vie de Charles VIII est mieux connue que celle de l’assemblée populaire municipale de Bourg-en-Bresse durant le règne du sus-nommé. Le premier avait besoin de recourir à des traces intemporelles pour régner (documents écrits, monuments, bâtiments, monnaie frappée…) et son pouvoir résidait en partie dans le fait d’être identifié et reconnu comme un dirigeant, tout comme le pouvoir de son successeur résidait en partie dans le fait de se référer à son prédécesseur (principe de la dynastie) ; la seconde fonctionnait probablement essentiellement par oral et n’intéressait ni ne concernait que les personnes vivant à proximité, les éventuelles traces écrites n’avaient pas de raison d’intéresser qui que ce soit des années après. Et ce ne sont pas les historiens influents qui inverseront la tendance, eux qui sont en pâmoison devant les « grands hommes » et qui résument la construction d’un monument à la décision d’une personne d’engager sa construction, ou une bataille militaire à ses généraux.

De même si l’on remonte plus loin dans le passé : y a-t-il des chances égales de retrouver la tombe fastueuse d’un « grand » personnage ou celle d’un anonyme ? Un palais impérial ou l’atelier de tissage d’un plouc ? Une statue à la gloire d’un stratège militaire despotique ou un bal de village célébrant l’arrivée du printemps ?

Ou pour le dire autrement : c’est un biais du survivant, ni plus ni moins. Certaines traces historiques sont plus faciles à retrouver et se conservent mieux que d’autres.

On peut mettre au crédit des archéologues du 19e et du début du 20e siècle d’avoir manqué d’outils technologiques pour trouver et analyser correctement de telles découvertes (LIDAR, carbone 14, analyses ADN…). Néanmoins, les conclusions hâtives et les biais d’interprétation sont toujours furieusement à l’œuvre. C’est depuis une dizaine d’années seulement que les chercheurs et chercheuses (surtout les chercheuses, à vrai dire) attendent prudemment le résultat d’analyses ADN plutôt que de supposer qu’un squelette enterré avec des armes est nécessairement celui d’un homme (pour ne prendre qu’un exemple, assez révélateur de la manière dont les biais misogynes des archéologues orientent leurs conclusions).

Statue de Gudrid Thorbjarnardóttir, une exploratrice viking qui a mise sur pied et dirigé l’expédition qui a mené à la découverte européenne du continent américain autour de l’an mil de notre ère. Son histoire nous est connue par la saga d’Erik le Rouge et la saga des Groenlandais

Tous ces nécessaires éléments étant mis en évidence, je vais pouvoir entrer dans le vif du sujet et décrire des exemples de sociétés que la pop-culture a rendu invisibles, marginales ou ridicules, et qui constituaient pourtant la norme ou des exceptions tout à fait dignes d’intérêt selon les périodes et les espaces.

Les sociétés pré-féodales, que les scientifiques appellent des « sociétés héroïques » (car elles sont caractérisées par l’existence d’un clan prestigieux, familial ou pas, maintenu par une mythologie qui le positionne comme descendant de personnages héroïques et qui légitime son pouvoir politique), sont quasiment toujours nomades ou semi-nomades, et ne pratiquent jamais l’agriculture (l’élevage des chevaux par les mongols est une exception notable, qui sert en partie leur modèle militaire). Ce sont des sociétés qui vivent essentiellement du pillage de leurs voisins, les contraignant donc à se militariser ou à s’éloigner. Leurs besoins sont assurés par des esclaves issus d’expéditions, et l’agriculture, la chasse pêche ou cueillette est assurée par ces esclaves, ou par une caste dominée, parfois les deux. C’est notamment le cas des natifs de la côte nord-ouest de l’Amérique du nord (actuel Canada) et des Mayas.

Baptême de Clovis, élément fondateur de l’histoire de la dynastie mérovingienne, et plus tard du roman national français. Clovis était un chef de guerre germanique parvenu à mettre à sa botte les populations vivant dans la province que l’empire romain d’occident en cours d’effondrement avait appelé « la gaule ». Son opportune conversion au catholicisme lui a fourni la légitimité à se réclamer souverain de droit divin d’un peuple celtique en cours de christianisation, déjà issu de multiples migrations du fait de sa position carrefour entre la péninsule ibérique, les îles anglo-normandes, le cœur de l’empire romain et les provinces germaniques

En se sédentarisant, ces groupes de guerriers deviennent la caste dirigeante d’une société féodale. C’est le cas par exemple des francs qui se sont imposé aux populations gallo-romaines, ou des vikings dans les îles anglo-normandes et dans la plaine du Dniepr (actuelle Ukraine). Or cette organisation n’est jamais aussi simple que les dirigeants le laissent croire : dans les palais princiers par exemple, le personnel dispose d’un important pouvoir de fait. Il voit et entend tout, sait ce qui vient de se passer, anticipe les invité.e.s… Et c’est la marque des dirigeants à la courte vue (ou au pouvoir absolu) que de mépriser en permanence cette classe sociale. Le cycle de l’assassin royal rend très bien compte de ces aspects, tout comme l’expérience sociale de Florence Aubenas (journaliste embauchée sous couverture comme agent de nettoyage, et qui raconte – entre autres – l’invisibilisation dont elle fait l’objet, au point où des cadres dans un bureau tard le soir sont à deux doigts d’avoir un rapport sexuel en sa présence). Dans les fictions, cet aspect est plus souvent l’expression du mépris de classe intériorisé de son auteurice (les domestiques envisagés comme des exécutants dénués d’agentivité) qu’une élément cohérent du monde.

Des assemblées générales dans les villes néolithiques

Un mode d’organisation courant, qui n’est d’ailleurs pas incompatible avec la société héroïque et le féodalisme, est l’assemblée populaire. Selon les systèmes sociaux et leur taille, elle va réunir l’ensemble de la population, ou des représentants, ou une caste précise (cas d’Athènes, célèbre « démocratie » dans laquelle 80 % de la population n’avait aucun droit civique en raison de sa naissance, et qui a servi de modèle aux « démocraties » occidentales).

un même reprenant des images du dessin animé le roi lion de Disney
On y voit
Case 1: le lion et le lionceau regardant à l'horizon un coucher de soleil avec le texte "les élites contemplant leur bon peuple"Case 2: le lionceau demande à son père "Mais dis-moi, grand chef suprême, quel est cet endroit sombre?"Case 3: il lui répond "c'est la vie quotidienne, les politiques publiques d'hygiène et de santé, l'alimentation, le bien-être, la vie culturelle, l'approvisionnement en bois de chauffage .. tu ne dois jamais, jamais t'en approcher, c'est des trucs de pécores"

Pourquoi « pas incompatible » ? On imagine bien qu’un conquérant mongol ou viking se foutait comme d’une guigne d’un litige civil entre deux citoyennes ou des stratégies commerciales entre communautés voisines. Ces décisions, vitales pour la survie des communautés, se prenaient de la même manière en présence ou en l’absence de conquérants militaires (sauf à voir arriver un chef de guerre qui décidait d’administrer personnellement ou par délégation tel aspect particulier de la vie civile… Typiquement l’impôt, la conscription, le judiciaire ou le sacré).

Et tout indique qu’en l’absence de force militaire extorquant un impôt en échange d’une protection relative, la sécurité des communautés était assurée par ses membres eux-même. Qu’il s’agisse de brigands ou de voisins belliqueux, la protection était une préoccupation… très variable. Car si l’on retrouve dans certaines régions et à certaines époques des traces importantes de fortifications, d’armes et de morts violentes, il y en eu d’autres où la vie semblait beaucoup plus paisible – mais il est vrai que dans un jeu de rôles basé sur les aventures, les communautés sans histoire et n’ayant pas besoin d’aide ne revêtent qu’un intérêt narratif limité (ceci dit, connaissez-vous Hinterlands et Wanderhome?).

On sait que de grandes villes (accueillant jusqu’à cent mille habitant.e.s pour la ville mésoaméricaine de Teotihuacan, entre vingt et cinquante mille pour la ville mésopotamienne d’Uruk, autour de quarante mille pour Mohenjo-daro dans la vallée de l’Indus) ont pu fonctionner pendant des centaines d’années sans élite dirigeante ni bureaucratie au sens d’une classe sociale de fonctionnaires disposant d’un pouvoir politique de fait. Il existait bien des fonctionnaires, mais rien n’indique qu’ils disposaient d’une autorité ou fonctionnaient comme une caste. Il s’agissait de gestionnaires dévoués à la communauté, et il existait de complexes rituels permettant d’empêcher toute prise de contrôle de ce groupe.

Vue de Teotihuacan depuis le temple de la lune. Autour de la place, les bâtiments d’habitation collectifs, tous construits à l’identique

Mieux : nous savons aussi que ces sociétés ont délibérément empêché l’émergence d’élites par leur organisation sociale. Ce qui indique qu’elles étaient parfaitement consciente de l’existence de cette forme d’organisation politique et n’en voulaient pas. L’hypothèse consensuelle ici est celle de la schismogenèse : le développement d’une culture en opposition à celle de son voisin et de ses traits les plus caractéristiques (morale, esthétique…).

Cerise sur le gateau : certaines de ces villes font état d’une fondation (ou d’une prise de pouvoir assez tôt) par une élite guerrière, qui fut finalement renversée avec violence pour que la ville se dote ensuite d’un fonctionnement politique plus égalitaire, suivi par son expansion pendant des centaines d’années. Preuve de leur bonne administration et de leur capacité à dissuader ou repousser des agresseurs en dépit de l’absence de chef et de caste de guerriers.

On suppose que les décisions étaient prises au consensus, ce qui impliquait des compétences argumentatives développées. Là aussi, nous sommes loin des clichés sur les « ploucs » incapables de parler et encore moins de raisonner. De tels clichés servent soit de ressors comique, soit à justifier l’existence d’une élite (existante ou en émergence). Il n’est pas anodin qu’en situation d’émeute pré-insurectionnelle, les réactionnaires cherchent toujours à identifier des « leaders » pour les éliminer (en les décrédibilisant, en les corrompant, en les assassinant…).

Guethenoc, le paysan iconique de Kaamelott. En dépit de la volonté d’en faire un personnage comique, il est possible que la manière outrancière et irrespectueuse dont il s’adresse continuellement au roi ne soit pas dénuée de fond historique. Les rapports de force et leur mise en scène n’étaient pas basés uniquement sur la hiérarchie formelle ou sur l’étiquette

Une telle organisation sociale est susceptible d’avoir une influence majeure sur les structures familiales (y a-t-il un « chef de famille », combien de générations dorment sous le même toit, les stratégies matrimoniales sont-elles autoritaires, etc.). En réalité la thèse la plus solide en la matière dit plutôt l’inverse (la structure familiale engendre le régime politique), mais je conçois que partir d’éléments aussi évanescents peut décourager des ambitions de worldbuilding. Et en réalité peu importe, car l’important n’est pas de faire « coller » un univers de fiction à des éléments historiquement et conceptuellement prouvés, mais d’envisager des possibles basés sur des éléments qui font sens parce que des liens logiques s’opèrent entre eux.

On sait aussi que bon nombre de sociétés, au néolithique, étaient semi-nomades : chasseurs-cueilleurs une moitié de l’année en petits groupes (une vingtaine), elles se réunissaient l’autre moitié de l’année en groupes plus imposants (estimés couramment à une centaine de familles) pour des festins, des événements culturels et des échanges de savoirs… Et parfois des pratiques agricoles (j’y reviendrai). Le site de Stonehenge a probablement eu cette fonction d’accueil temporaire, tout comme ce que les spécialistes appellent les « mégasites ukrainiens et moldaves » (Trypillia par exemple), ainsi qu’un site temporaire sur les berges du Mississipi peuplé par les natifs d’Amérique du nord. Les inuits vivaient également de la sorte jusqu’à ce que les danois colonisent l’île et que leur chasse intensive des proies permettant aux inuits de survivre l’hiver ne remette en cause ce mode de vie.

Assemblée germanique, dessinée d’après une description de bas-relief à Rome en 193 de notre ère

En bref, faire rimer « ville » avec « seigneur » ne devrait pas relever d’une évidence. Pour être « seigneur », il faut un concours de circonstances : s’arroger le droit d’user de la violence, contrôler l’information (par le biais de la religion, du commerce ou de la géopolitique), et disposer d’assez de charisme pour justifier les deux autres aspects. Mais surtout, il faut arriver à stabiliser ces éléments dans le temps pour légitimer la transmission du pouvoir à un autre seigneur, aussi bien auprès des autres prétendants à la seigneurie qu’aux vassaux (dans l’Europe médiévale, le christianisme a eu cette fonction essentielle et c’est grâce à cette religion que des chefs de guerre sont devenus des « souverains de droit divin »). Ces circonstances devraient être l’exception ou l’épiphénomène plutôt que la règle, et les archéologues ont trouvé quantité de traces de ces épiphénomènes qui, pour la plupart, ne durent qu’une génération, voire finissent prématurément, avant que l’administration communautaire ne revienne entre les mains de ses habitant.e.s.

Le jeu vidéo Tyranny explore assez finement ce thème, en faisant ressentir toutes les occasions pour les dominé.e.s, mais aussi pour les agents de l’autorité, de se se saisir de contre-pouvoirs. Et tous les stratagèmes mis en place pour maintenir en place cette autorité, qui – et c’est plus ou moins la conclusion du jeu – est essentiellement une abstraction. Elle s’incarne parce qu’il existe un effort collectif (peur, légitimité, bénéfices secondaires) qui la fait exister et la maintient en place.

Autre élément quasi obligé de l’univers de fantasy : le recours massif à l’agriculture, et la frontière nette tracée entre deux types de sauvage, l’un plus fréquentable que l’autre : le paysan, et le chasseur-cueilleur.

Le mythe de la révolution agricole néolithique

En réalité, depuis le néolithique homo sapiens pratique opportunément un mélange d’agriculture et de chasse-pêche-cueillette, sans qu’il ne soit très simple de distinguer strictement les deux. Pourquoi s’épuiser à cultiver des céréales lorsqu’elles poussent d’elles-mêmes sur un brulis ? Pourquoi prendre soin de bétail qu’on peut simplement garder à proximité, à l’état sauvage ? Ces choix étaient aussi dictés par la nature des ressources et leur facilité de stockage, ou les menaces de pillards (en tout état de cause, ne pas disposer de ressources abondantes, ou de ressources non utilisables telles quelles, par exemple des noix non décortiquées, est très dissuasif). Mais aussi par le phénomène de schismogenèse, déjà abordé.

De fait, des peuples au régime exclusivement issu de la chasse et de la cueillette pouvaient cultiver du tabac à des fins rituelles, preuve qu’ils connaissaient parfaitement les techniques agricoles à mettre en jeu, mais choisissaient en toute conscience de ne pas les déployer… Contrairement à certains voisins.

L’agriculture comme mode essentiel ou exclusif d’alimentation s’est d’abord développé dans les vallées fluviales sujettes à des crues massives (Nil, Dniepr, Mississipi…), car ce phénomène apportait deux facilités : d’une part à la décrue la terre était immédiatement cultivable sans devoir désherber ou dessoucher ; d’autre part la crue apportait d’importantes matières fertilisantes. Autrement dit, la terre était prête à produire d’importantes récoltes au regard du temps consacré à cette activité. Et le reste de l’année, la présence d’un grand fleuve apportait des ressources complémentaires, ainsi que des voies navigables. Les grandes villes non traversées par un fleuve sont rares, et généralement des émanations modernes (Las Vegas, Astana…)

Si ce mode de production de la nourriture s’est ensuite exporté dans des régions moins propices, et qui nécessitaient plus de travail, c’est pour deux raisons liées.

Première raison : la pression démographique (que ce soit pour des raisons de production alimentaire maximum, de conflits politiques, de densité de population…), les excédents de population ayant du trouver un nouveau lieu d’habitat.

Pour peu que ce nouveau lieu soit dans l’incapacité de les nourrir par le biais de la chasse et de la cueillette, ne restait que l’agriculture. Il y a dans l’histoire du néolithique européen des exemples de communautés agricoles vivant dans des conditions bien plus rudes que leurs voisins chasseurs-cueilleurs (notamment avec un régime alimentaire moins protéiné, moins gras et des carences plus nombreuses).

Ou pour le dire autrement : sauf circonstances exceptionnelles, l’agriculture est longtemps restée une curiosité rendue effective par l’environnement ou mobilisée à des fins uniquement culturelles, quand bien même les populations connaissaient parfaitement ces techniques agricoles.

Une cueilleuse et un chasseur Kali’na. La spécialisation sexuelle dans la production de nourriture est un quasi-invariant anthropologique, bien que la fermeté de cette spécialisation varie grandement. En dépit de l’immense prestige associé à la chasse, c’est bien la cueillette et le glanage qui fournissait l’essentiel de l’alimentation.

De fait, prendre soin d’animaux et de plantes occupe un temps bien plus considérable que de saisir ce qui est à disposition, pour des rendements généralement bien moindres, et, sauf à atteindre une taille considérable ou mobiliser des échanges commerciaux nombreux, c’est la garantie d’une diversité alimentaire également moindre du fait de la nécessaire spécialisation (ce qui engendre carences et risques accrus de famine).

L’autre raison, probablement plus tardive, est lié à la prérogative des seigneurs sur la chasse, pour des raisons de conservation du pouvoir qui se sont ensuite sécularisé dans des différences culturelles (la chasse comme signe distinctif de la noblesse française). Si l’on imagine sans peine une petite armée mater une révolte paysanne armée d’outils agricoles et dont les savoir-faire tournent autour du soin aux plantes et aux animaux d’élevage, il en va autrement de chasseurs équipés d’arcs et de sagaies, rompus à l’art de tuer et de roder sans traces ni bruit dans les forêts et les bocages. Sans compter que de telles populations sont toujours susceptibles de fuir un tyran, car leur subsistance ne tient pas à leur ancrage sur un lieu particulier.

Les preuves archéologiques de migration sont abondantes. Homo sapiens a voyagé en permanence, et a donc véhiculé des techniques, des valeurs, des mentalités, des langues…

Il est donc tout à fait crédible de peupler un univers de fantasy de populations dont l’obtention de nourriture est davantage opportuniste, contextuel et culturel que d’opposer des « paysans » aux « chasseurs-cueilleurs », les premiers étant nécessairement rustres et les seconds sauvages, et tous tendrement xénophobes. Et ces populations peuvent par ailleurs être nomades ou semi-nomades.

Il est tout autant crédible de proposer des syncrétismes, ou de les justifier a posteriori (pratique dans le cadre d’univers émergents). Ce qui atténue ou évacue les phénomènes d’appropriation culturelle (si votre société fait feu de tout bois, personne n’a de raison d’y voir une caricature malaisante de jamaïcains, d’Iroquois ou d’aborigènes australiens).

Cérémonie Vaudou en Floride. Le vaudou est un exemple bien documenté de syncrétisme entre le christianisme et l’animisme. Ça fait beaucoup de -isme.

Les états au sens où nous l’entendons aujourd’hui n’existaient pas avant que les dirigeants politiques ne soient en mesure de recourir à la force de manière systématique (donc de garantir aux contrevenants d’y être confrontés), et de centraliser l’information. Ce qui nécessite des technologies conséquentes (dans son sens le plus strict, la magie est une technologie), et devrait soulever quelques questions sur les angles morts que le pouvoir central n’est pas en mesure de contrôler (ou sur ce qu’implique un tel totalitarisme et ce qui le maintient en place) dans un univers de fiction.

Même la levée de l’impôt est une gageure : il faut légitimer cette spoliation par la peur ou des contreparties, nourrir un contingent de militaires et de fonctionnaires dédiés à cette tâche, organiser et maintenir un système de monnaie… Il y a en réalité, même dans la France pré-révolutionnaire, d’importants contre-pouvoirs à l’absolu théorique du roi. Mais ce n’est évidemment pas le roi et ses chroniqueurs obligés qui vont en dresser la liste, encore moins les reconnaître dans des œuvres voués à glorifier et légitimer le souverain. Une situation beaucoup plus crédible et courante consiste en une co-administration des affaires publiques, assumée ou non. C’est l’essor moderne du salariat qui a remis en question cette cogestion et l’a reléguée dans des formes sans conséquence pour le pouvoir (associations sportives et culturelles, et plus récemment la « démocratie participative » consistant à décider en haut lieu de ce que les ploucs peuvent décider entre elleux).

Dans un univers que j’estime crédible, le moindre pécore va s’intéresser à la présence d’étrangers, aux décisions prises pour apaiser ou résoudre une situation, car c’est de sa communauté dont il est question, et il n’a aucune raison de ne pas avoir le droit et le devoir de s’y intéresser. Nous disposons par exemple dans les villes anciennes de la vallée de l’Indus de traces d’amendes infligées à des citoyens qui refusent de participer aux décisions publiques (et qui choisissent donc de redistribuer une partie de leur richesse en s’écartant du pouvoir politique, ce qui peut suggérer des hypothèses audacieuses sur le rapport entretenu entre la morale, la richesse et le pouvoir).

La nature n’existe pas

Finissons le voyage par une observation critique de nos modes de pensée modernes et de comment ils influencent des sociétés imaginaires. Les valeurs d’une société donnée sont le fruit de leur environnement (ce qui est nécessaire est probablement bien, ce que font des voisins honnis est probablement mal). Un système de valeurs et ses expressions peut être aussi différent que l’on veut, il suffit d’y accorder un peu d’importance. Les vikings tenaient par exemple le vol tout en haut des actes honnis, car leur environnement de vie était rude et la confiance qu’ils et elles s’accordaient tenait plus de la stratégie de survie que de la coquetterie. Tuer, violer, piller, c’est discutable et on peut parler compensation. Voler, c’est le bannissement (un châtiment pire que l’exécution, car en réalité le banni a toutes les chances de mourir, en plus d’être requalifié au rang d’animal et donc de voir sa vie sociale anéantie).

L’idée de nature, par exemple, est assez moderne (le mot est d’ailleurs intraduisible dans la plupart des langues de « peuples premiers »). Elle nous vient des idées de Descartes jeune, avant qu’il ne change d’avis sur la fin de sa vie, mais ses idées de jeunesse seront trop précieuses à la bourgeoisie industrielle pour qu’un simple errata les fasse tomber dans l’oubli. Il opposait « nature » et « culture », la culture étant le propre de l’humain. En réalité cette séparation est une abstraction qui nous isole de ce qui nous entoure. Au sens premier, un hangar industriel est aussi naturel qu’un buisson de ronce ou une biche errante. Dans le monde moderne, la « nature intacte » n’existe pas, même les parcs nationaux sont des cartes postales soigneusement entretenues. L’archétype de fantasy du « druide » supposé disposer d’un lien privilégié avec cette nature sauvage est un fantasme moderne. Les chamanes du 21e siècle portent des jeans et utilisent un smartphone.

Du reste, dans le monde moderne, il y a au sein des contre-cultures l’idée assez naïve que ce qui est « naturel » est nécessairement bon. Rappelons si besoin est que l’amiante est un produit parfaitement naturel (on l’emploie sans transformation chimique), tout comme la rubéole et la septicémie.

Voilà qui j’espère vous donnera envie de décrire des organisations sociales et politiques différentes des clichés éculés sur le genre, et de complexifier ce qui peut exister en leur sein. Le féodalisme n’est pas dénué d’intérêt dramatique et fictionnel, mais je trouve toujours dommage de n’envisager une possibilité que parce qu’on ignore qu’il en existe d’autres. Et de manière plus subtile, j’aime croire que le jeu de rôles permet de politiser nos imaginaires. Or peupler nos imaginaires de chefs invariablement remplacés par d’autres chefs relève d’une pensée assez conservatrice qui confine au trope éculé de « la nature humaine ».

La bibliographie est en trois parties : d’une part les ressources documentaires sur lesquelles je me suis appuyé tout au long de ce texte, très riches mais pas évidentes d’accès ; d’autre part des vulgarisations de telles idées sous des formes plus accessibles ; enfin des œuvres de fiction qui perturbent les clichés que j’ai essayé d’écorner, qu’elles prennent place dans notre monde ou pas.

Références

Essais scientifiques

  • Boumediene, Samir. 2022. La Colonisation du Savoir : une histoire des plantes médicinales du Nouveau Monde (1492-1750).
  • Boyer, Régis. 1986. Le monde du double : la magie chez les anciens Scandinaves.
  • Castel, Robert. 1999. Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat.
  • Descola, Philippe. 2016. L’écologie des autres : L’anthropologie et la question de la nature.
  • Dorlin, Elsa. 2017. Se défendre : une philosophie de la violence.
  • Eliade, Mircea. 1963. Aspects du mythe.
  • Elias, Norbert. 1973. La civilisation des moeurs.
  • Graeber, David, et David Wengrow. 2023. Au commencement était… : Une nouvelle histoire de l’humanité.
  • Habermas, Jürgen. 1990. La technique et la science comme « idéologie ».
  • Illich, Ivan. 1975. La convivialité.
  • Lenoir, Frédéric. 2008. Petit traité d’histoire des religions.
  • Maalouf, Amin. 1999. Les croisades vues par les Arabes.
  • Todd, Emmanuel. 1999. La diversité du monde : structures familiales et modernité.
  • Vercauteren, David. 2018. Micropolitiques des Groupes : Pour une écologie des pratiques collectives.

Bandes dessinées, podcasts, autobiographies

Fictions

  • Boyer, Régis. 1987. Sagas islandaises.
  • Corrèze, Jeanne Mariem. 2022. Le chant des cavalières.
  • Guin, Ursula K. Le. 2018. Terremer, intégrale. Introduction, postfaces et nouvelles inédites.
  • Hobb, Robin. 1998. L’apprenti assassin.
  • Riel, Jørn. 2013. Le garçon qui voulait devenir un être humain.

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Laadna

Roliste, paysan.e, non-binaire (iel), neuroatypique, anti-autoritaire
Amateurice de jeux sans mj et de "jouer pour voir ce qui va se passer"

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